L'Echo des sept routes N°23 : Les caddies sauvages.

Publié le 4 Novembre 2014

L'Echo des sept routes N°23 : Les caddies sauvages.

Chers lecteurs,

Le vingt huit octobre dernier comme chaque matin j’écoutais la radio en prenant mon café. L’invité de la matinale de France Culture était M Stéphane Dedieu, le nouveau PDG de l’entreprise « Caddie », symbole des mutations que la production industrielle française subit depuis des décennies. M Dedieu vient de reprendre les rênes de la société, célèbre dans le monde entier pour avoir créé le premier modèle de chariot de supermarché dans les années soixante, à tel point que ce nom de marque en est devenu le synonyme, archétype de ce que l’on appelle une antonomase, situation fort redoutée par tous les services marketings et raison pour laquelle l’entreprise « Caddie » lutte activement pour toute utilisation abusive de son nom. Il a effectué la plus grande partie de sa carrière au sein de cette entreprise et semble lui avoir littéralement voué son existence. Il vient d’en être nommé PDG après avoir bataillé sans relâche pour trouver un plan de financement viable permettant de sauver cette entreprise au prix du plus petit nombre de licenciements. Son engagement et sa ferveur pour tout ce qui concerne cette firme et ses employés sont véritablement touchants et je souhaite ardemment que son engagement pour sauver une des dernières firmes à fabriquer ses produits sur le territoire français soit couronné de succès.

Et brutalement, devant mon premier café du matin, l’évocation de cette saga industrielle à laquelle je suis totalement étranger ravive en moi, moult souvenirs et provoque forces émotions.

Je garde en particulier le souvenir de l’existence des Caddies sauvages.

Qui de nos jours se souvient des caddies sauvages ?

Souvenez vous, les anciens modèles n’étaient pas encore dotés de ces monnayeurs à chaines qui nous obligent à mettre en gage un euro ou un jeton spécialement réservé à cet effet pour pouvoir disposer du chariot le temps de faire nos courses. Avant l’invention de ce dispositif les caddies jouissaient d’une immense liberté et pouvaient folâtrer gaiement sur les parkings au gré des fausses manœuvres, des négligences, volontaires ou pas, de leurs utilisateurs et des bourrasques qui parfois les emportaient sous nos climats parfois agités. Les caddies pouvaient s’affranchir de ces espèces d’enclos sans âme où ils sont maintenant parqués entre deux utilisations. Bien sûr cela n’allait pas sans quelques désagréments, et il n’était pas rare qu’un jeune sujet effronté vienne malencontreusement se frotter aux carrosseries de nos précieux véhicules, y laissant parfois la marque indélébile de ses flancs d’acier inoxydable… A l’inverse, certains sujets boiteux, au terme de leur carrière, après avoir parcouru en moyenne 28 000 kilomètres en sept ans, se retrouvaient abandonnés, roulettes rouillées ou désaxées, dans un coin du parking, oubliés des hommes et des dieux offrant un spectacle pitoyable…

Cette liberté des caddies autorisait également un comportement qui a complètement disparu depuis l’apparition du caddie à chaine : les caddies pouvaient retourner à l’état sauvage ! Rien moins !

J’habitais à l’époque Hérouville Saint Clair, principale ville la banlieue de Caen qui durant les années soixante était passée en quelques années de petit village rural à ville nouvelle de près de vingt cinq mille habitants. Cette cité dortoir surgie des champs en quelques années avait pour particularité de ne pas avoir de réel centre-ville, et c’est l’immense centre commercial qui à cette époque en faisait office, bien qu’il fut passablement éloigné du reste de la ville. Cette curieuse disposition née des dévoiements de l’urbanisme effréné des « trente glorieuses » favorisait grandement le retour à l’état sauvage des caddies. En effet, nombre de personnes ne disposant pas de voiture pour transporter leurs courses se contentaient de pousser leur caddie jusqu’au bas de leur immeuble. Certains les remontaient sur leur palier pour pouvoir un disposer les jours d’après, mais beaucoup les abandonnaient à leur sort.

Et c’est là que débutait pour eux une nouvelle vie. Par un phénomène que l’on peut comparer à celui des mustangs en Amérique, qui sont les descendants de chevaux que les conquistadors espagnols avaient laissé s’échapper, les caddies s’égayaient dans la ville, et faisaient littéralement partie du paysage. On pouvait donc voir des troupeaux entiers de caddies sauvages traverser les pelouses. Et le soir venu, magnifique spectacle que celui d’un troupeau de caddies sauvages descendant boire au canal, faisant briller de mille feux leurs carcasses en inox dans le soleil couchant.

La direction du super marché avait même recruté des chasseurs de caddies sauvages. Ces hommes rudes et fiers, aux mœurs rustiques sillonnaient la ville sans relâche afin de ramener les fugitifs au bercail. Et ce n’était pas un métier de tout repos. Maitriser un vieux mâle solitaire tapi sous un buisson pouvait s’avérer une tâche dangereuse tant les réactions de la bête étaient imprévisibles après des années passées loin de l’homme.

C’est ainsi qu’autour de ces hommes se développa une mythologie d’une grande richesse. Beaucoup se demandaient si le légendaire « Cimetière des caddies sauvages » n’était pas finalement une réalité, et certains le recherchaient activement sur les bords du canal et dans le bois de Lebisey qui jouxtait la ville au nord. Et force est d’admettre qu’on y trouvait effectivement un grand nombre de squelettes rouillés de caddies. On racontait aussi d’effrayantes histoires de caddies fantômes qui hantaient les allées de certains espaces verts et que le simple fait de les surprendre pouvait vous conduire à la folie ou à la mort. Et qui n’a pas tremblé à l’évocation du terrible Caddie Garou qui selon la légende se transforme en monstre sanguinaire les nuits de pleine lune ?

Enfin, et pour en finir avec l’évocation des caddies sauvages je vous conterai comment, quelques semaines après mon arrivée dans cette ville, en Janvier 1985, j’ai personnellement apprivoisé un de ces caddies sauvages qui s’était aventuré sur le palier du quinzième étage de mon immeuble. C’est un soir, à la sortie de l’ascenseur que je capturai l’animal et que je le fis entrer dans ma chambre d’étudiant située au seizième et dernier étage de la tour rose du 1010 boulevard des Belles Portes. Après avoir rencontré quelque résistance pour lui faire gravir les dernières marches, il entra dans mon modeste logis sans trop de difficultés et trouva immédiatement sa place dans un recoin de ma chambre qui semblait avoir été spécialement conçu à cet effet. Une fois maitrisé, ce fut un jeu d’enfant que de convertir mon caddie sauvage en meuble. A partir de cet instant et durant plus de quatre années, il me servit de buffet, et de garde manger. J’y stockai mes quelques vivres et je transformai le siège bébé en support pour ma cafetière électrique, élément essentiel de mon environnement. Cette dernière fut bientôt associée à ma radio fétiche et à une prise électrique programmable, le tout constituant un radio-réveil-cafetière-électrique, appareil électroménager de mon invention dont j’ai négligé de déposer le brevet et qui, à mes yeux, constituait un luxe inouï dans une chambre d’étudiant fauché. Du fait de cet état chronique de quasi indigence, mes talents de « détourneur d’objet de leur utilité première » se développèrent dans les semaines qui suivirent. C’est ainsi qu’à mon caddie sauvage apprivoisé vint se joindre un panneau de limitation de vitesse à 45 km/h qui devint un magnifique guéridon high-tech assorti à des bidons de laiterie réformés issus de la ferme familiale qui, en plus de remplir le rôle de tabourets que je leur avais assigné, constituaient, je m’en rends compte en écrivant ces lignes, un signe ostensible de mes origines rurales, seul lien capable de me rattacher à mon bocage natal dans ce milieu urbain hostile.

C’est au milieu de ce mobilier hétéroclite que je passai les quatre années suivantes. Puis vint le jour où je dus quitter cette chambre. Je réunis ces pauvres « meubles » et j’emballai tous les objets qui constituaient les maigres richesses que j’avais tant bien que mal accumulées, surtout constituées de livres, de cassettes audio, de mon appareil photo Minolta et surtout de ma radio fétiche, pour les placer dans mon caddie sauvage qui me fut un précieux allié pour mener à bien ce déménagement.

Le dernier aller retour effectué, je me retrouve devant mon caddie apprivoisé, vide, retourné à son état originel… Le voilà le fidèle compagnon de quatre années de vicissitudes en tous genres, il reste là sans bouger. L’instant est chargé d’émotion… Alors sans rien dire, j’empoigne le guidon du caddie et je le pousse de toutes mes forces…Il traverse le parking, fait une embardée et me décoche une ruade spectaculaire avant de disparaître sous les arbustes du petit espace vert voisin… Il s’arrête là, comme s’il voulait me saluer une dernière fois… Je lui fais un signe de la main, puis je tourne le dos pour rentrer dans ma voiture, je lui jette un dernier regard par dessus mon épaule…

Je viens de rendre sa liberté au dernier caddie sauvage d’Hérouville Saint-Clair.

Rédigé par Philippe LEBOUCHER

Publié dans #Divers, #Société, #Rubrique éclectique

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T
Des années devant, la Comtesse de Segur (1) avait déjà relaté, dans les mémoires d'un âne, l'utilisation au quotidien de son Caddie domestiqué. Oh zut, comment s'appelait _il dejà ?<br /> <br /> (1) Cristallisant, à l'instar de Tintin, le fantasme du gêne universel originel homosexuel de la part de jounalistes bobos, elle n'a toujours pas repondu à la question : La comtesse de ségur était-elle homosexuelle, canal Magdeleine Sisters, fouettant à tour de verges des Sophie, Camille et autres Justine (ah, non, ça c'est un autre) ?
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P
Je ne peux te répondre car je n'ai jamais lu la Comtesse de Ségur : en fait je n'en connais que la version hilarante d'Alexis et Gotlib dans &quot;Cinémastock&quot;, si mes souvenirs sont bons.<br /> Je n'avais jamais fait le rapprochement entre &quot;Caddie&quot; et le fameux Cadichon.