La conquête de la Lune vue du bocage Manchois : Pas de géant pour l'Humanité ou incongruité historique ?

Publié le 29 Juillet 2019

    Nous venons de célébrer le cinquantième anniversaire du premier alunissage.

    Alors âgé de quatre ans, je n’ai aucun souvenir de cet extraordinaire exploit.

    Je me souviens en revanche d’évènements qui cette année là bouleversèrent mon existence.

    En premier lieu, la naissance de ma petite sœur. Étant le cinquième garçon de la famille, l’arrivée de la petite dernière, seule fille de la fratrie fut un événement considérable. Je perdais cette année là le statut enviable de petit dernier...

Buzz Aldrin effectuant ses premiers pas sur la Lune photographié par Neil Armstrong (21 Juillet 1969)

Buzz Aldrin effectuant ses premiers pas sur la Lune photographié par Neil Armstrong (21 Juillet 1969)

     C’est également cette année là qu’eut lieu la construction de la route qui permettrait enfin aux automobiles d’accéder à la ferme du Désertage où nous résidions. En patois Normand, ce toponyme désigne une zone fraichement défrichée. Le cadre dans lequel évoluait ma famille n’avait donc été conquis sur la forêt que quelques décennies auparavant… Une fois cette route construite, notre maison, alors couverte en chaume, ne serait plus l’habitation la plus isolée du village où l’on ne pouvait accéder en voiture qu’en faisant un détour considérable par des chemins carrossables certes, mais non encore asphaltés. Avant ces travaux, le Chemin du Bois, l’accès le plus direct au Désertage, n’était qu’un chemin creux, constamment boueux, une sorte de fondrière étalée sur plusieurs kilomètres où des sources folles se déversaient été comme hiver. Ces débordements permanents de la nappe phréatique donnaient à cette voie ombragée et encaissée, l’aspect d’un ruisseau plus que d’un chemin. Les quelques souvenirs qui me restent de cet endroit me laissent encore une sensation de fraicheur permanente, émanant directement de la terre, issue de temps immémoriaux.  Seuls les tracteurs pouvaient l’emprunter sans risque de s’embourber, encore fallait il qu’il n’aient pas un gabarit trop important, l’étroitesse de la voie étant un frein à toute intrusion. Parcourir ce chemin muletier donnait plus la sensation d’une navigation que d’un voyage terrestre... 

    Cette ferme isolée n’était à cette époque pas encore dotée de l’eau courante, qui n’atteindra le Désertage qu’en 1972, année des dernières missions Apollo sur la Lune. Tout se passait comme si il fallait attendre que la NASA ait fini de faire joujou avec le LEM et la « Jeep lunaire » pour qu’enfin, quelqu’un se décide à nous doter du confort le plus élémentaire. Paradoxe des aléas de la modernisation des campagnes, nous disposions de l’électricité et depuis peu d’une télévision, noir et blanc bien entendu. Si je n'ai aucun souvenir de la mission Apollo 11, je garde en mémoire les dernières missions de 1972 : Nous parcourions en courant les deux kilomètres qui nous séparaient de l'école communale afin de pouvoir regarder à la télévision les retransmissions de cette incroyable aventure. Les évolutions de la "jeep lunaire" nous fascinaient littéralement. J'ai toujours dans l'oreille les crachotements caractéristiques des transmissions radio entre les astronautes et les centre de contrôle spatial de Houston. Ils résonnaient pour nous comme l'irrésistible mélodie du progrès qui s'imposait au monde entier... excepté notre hameau. Nous regardions avec enthousiasme les déambulations des astronautes sur la lune depuis une maison couverte en chaume, non dotée de l'eau courante en dégustant les tartines de confiture à la rhubarbe que notre mère nous avait préparées... Et à aucun moment nous n'étions conscients de l'immense décalage que représentait cette situation... 

 

    La construction de la route parut un chantier titanesque à l’enfant que j’étais. Les engins de chantier rutilants, bulldozers, chargeurs, niveleuses, pelleteuses mécaniques, tracto-pelles, tous de couleur jaune, étaient des monstres rugissants qui aplanissaient cet antique chemin, arrachaient les haies qui le bordaient, creusaient des rigoles parfaitement rectilignes pour endiguer les écoulements aquatiques, acheminaient d’incroyables volumes d’empierrements, posaient d’énormes buses de béton pour canaliser le ruisseau qui auparavant traversait le chemin, élevaient d’immenses remblais, sculptaient d’imposants glacis. Pour je ne sais quelle raison j’étais fasciné par un engin qui me paraissait gigantesque et dont je garde en mémoire le nom exotique de la marque : Michigan ! Le soir venu, les ouvriers garaient le Michigan dans un champ à proximité de notre ferme.  Nous pouvions passer des heures mon frère et moi à tourner autour de ce monstre jaune vif. Nous nous hasardions même à l’escalader. Grimper sur ces énormes pneus nous procurait une intense jubilation.

    On dut par endroits faire usage d’explosifs pour fracturer le schiste sous jacent et quelques grosses souches afin de libérer l'espace nécessaire à la future voie. Je me souviens des vociférations du chef de chantier irascible qui quelques minutes avant l’explosion avait grand peine à éloigner mes frères de la fascinante perspective de voir le rocher exploser. La charge nécessaire et suffisante fut un jour copieusement dépassée et des débris de pierre et de souches retombèrent jusque dans la cour de notre maison, heureusement sans faire aucune victime.

Mes parents m’ont maintes fois rapporté l’indignation qui m’avait saisi quand un bulldozer fit irruption dans notre potager, saccageant la plate bande d’oignons que ma mère avait planté quelque temps auparavant. Toute la famille a en mémoire la phrase « Maman, maman, le bull est dans les oignons ! » que j’adressai à ma mère, lors de ma première visite à la maternité où ma petite sœur venait de naitre.

 

    Face à ces bouleversements, sa vie durant, mon père estima que l’année 1969 fut une des plus riches en événements de l’après guerre : construction de la route, naissance de ma petite sœur et conquête de la Lune.

 

    Je n’ai aucun souvenir des premiers pas de Neil Armstrong dans la Mer de la Tranquillité. Mes journées étaient trop remplies d’événements fabuleux dans mon entourage immédiat pour être ce 21 Juillet, en mesure de veiller jusqu’à 2h56 heure à laquelle eut lieu le mythique « Petit pas pour l’homme, bond de géant pour l’humanité ». Grâce à la Mondovision, mon père put regarder Neil Armstrong et Buzz Aldrin fouler le sol lunaire depuis notre chaumière du Désertage. Il me conta souvent son émotion et, comment après le direct le plus fabuleux de l’histoire de la télévision il sortit dans la cour pour contempler la Lune où, depuis quelques heures se trouvaient deux hommes. Des millions de personnes, eurent paraît-il cette même réaction, hommage à ces deux héros, fascination pour cet exploit inimaginable…

La ferme du Désertage, Beaucoudray, Manche. (Printemps 1969.)

La ferme du Désertage, Beaucoudray, Manche. (Printemps 1969.)

    Cependant mon père était conscient qu’il avait, comme toute sa famille, vécu cette nuit là, une incongruité historique d’importance qu’il résumait par la sentence suivante :

    « Oui, bon, enfin, quand même, en 1969, il était plus facile d’envoyer deux types sur la Lune que de venir en voiture à la maison ! »

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